Fernando Pessoa
![]() |
| Lisbonne, jardins du Musée Calouste-Gulbenkian. António Duarte, Nu Feminino. |
Dimanche, 7 avril 1996.
C'était une colline, une montagne, et sur sa pente, courait une large étendue qui en faisait le tour de bas en haut, à la manière d'une spirale. Cette étendue était plantée d'herbe, d'arbres fruitiers et de vignes. D'un côté se trouvait le précipice, le bout du monde, et de l'autre la colline percée d'habitations troglodytes. Là vivaient des hommes et des femmes beaux qui allaient nus, parlant sans ostentation des langues que je ne connaissais pas mais dont, curieusement, je comprenais le sens. À mon réveil, mes souvenirs sont d'une troublante précision. Il me semble avoir encore sur la prunelle de mes yeux les images de ce peuple paisible, dans mes oreilles l'écho de leurs conversations, dans mes narines le parfum des fruits juste aoûtés. La chambre est minuscule, mais avec un joli balcon rococo qui donne sur une place agrémentée de grands arbres et d'où je peux voir les bateaux. La fenêtre ferme mal. L'air est doux dans lequel flotte un agréable parfum iodé.
![]() |
| Les colonnes Wharf, Cais das Colunas près de la Place du Commerce. |
Dimanche de Pâques. Je me calle dans une cervejaria à proximité de l'embarcadère des ferries qui traversent l'embouchure du Tage. Leurs coups de trompe m'ont réveillé ce matin. Le Bairro Alto et l'Alfama sont posés chacun sur leur colline respective et se font face. Rues étroites et escarpées, longs escaliers, tramways vaguement britanniques, funiculaires. Si merveilleusement cocasse est celui da Bica, qui coupe transversalement un invraisemblable dédale au raz des fenêtres et des vitrines des minuscules épiceries. L'ascenseur métallo-gothique, du Chemin de la Garnison, là où se trouve la Ville blanche de Tanner, a beaucoup de charme. Et ses habitants, petits, noirs, râblés, costauds et poilus, ont des mines cordiales.
![]() |
| Rues-escaliers du quartier de l'Alfama qui descendent jusqu'à la rue de Sao Paulo. |
![]() |
| Entrée du funiculaire Da Bica rue Sao Paulo. |
![]() |
| Quartier de l'Alfama. |
![]() | |
| Alfama, le clocher de Notre-Dame du Mont. |
![]() |
| Dans la rue Marquês Ponte de Lima. Sur la colline, la Igreja de Nossa Senhora do Socorro (Notre Dame du Secours). |
![]() |
| Entre Bairro Alto et Alfama. |
Grincement des electricos, bruit particulier des pneumatiques des automobiles sur les pavés. "Nous irons à Lisbonne l'âme lourde et le cœur gai, cueillir la belladone..." écrivait Desnos. Impression de mystère déjà ressentie en d'autres lieux. Quelque chose qui ressemble à de la nostalgie. Je me souviens de Prague. Comment font-ils ces hybrides du bus et du train, qui ressemblent à des anciens jouets métalliques, pour s'agripper à leurs rails dans les ruelles déclives sans lâcher prise, en dévalant à toute berzingue la rue jusqu'au prochain virage ? Alors que dans les montées, ils se hissent sans hâte, difficilement, par saccades, dans un bruit de ferrailles doux, en grinçant presque silencieusement, comme à regret.
![]() |
| Le funiculaire de Bica. |
![]() |
| Trams ("electricos") de Lisbonne. |
![]() |
| Le 28. |
C'est peut-être pour ça que j'ai tout de suite aimé cette ville : les rues étroites, le linge suspendu aux balcons comme des lambeaux se décollant des façades, les herbes folles se glissant entre les pierres, les palmiers, l'ocre et le bleu délavés des crépis, les azulejos écaillés. Extravagantes pérégrinations que celles de cette faïence azurée. Née en Orient, au cœur de la Mésopotamie, au Ve siècle avant Jésus Christ, elle prit la forme d'une brique recouverte d'un décor de glaçage pour s'implanter au Proche-Orient avant de se diffuser vers l'Espagne chrétienne et musulmane et d'être propulsée par les caravelles portugaises vers des îles aux marches de l'Asie. Les couleurs sont bleues, ocres et sanguines, bues par le soleil. Elles sont ici partout, recouvrant l'intérieur des pièces, les terrasses et les façades, offrant des entrelacs répétitifs ou des représentations de scènes de la vie quotidienne, d'ésotérisme, des allégories ou des satyres.
![]() |
| Azulejos. |
Lisbonne est une ville pour flâneurs. Sa topographie relève de l'école buissonnière. Sauf la longue et droite avenida Almirante Reis, vallée prise entre ses collines. Le temps est suspendu. Comme si l'on avait renoncé à aller de l'avant, à raser le vétuste pour faire du neuf, les gens qui vivent là comme dans un village, loin de l'individualisme et du stress des grandes villes modernes. Une paix et une intimité possibles dans le chaos apparent. Une benoîte familiarité. Sauf la Baixa, la ville basse, reconstruite sur les cendres sismiques de 1755 dans le cossu et le carré. Plate et aérée, elle abrite les banques, les commerces de luxe et le siège des sociétés de négoces.
![]() |
| Place Chiado en travaux. Sculpture en bronze à la mémoire du poète Antonio Ribeiro. |
![]() |
| La place du Commerce. |
Suspendre le temps. Déjeuner derrière le Rossio. Une rue toute pleine de restaurants. Je me suis installé au comptoir. Soupe de légumes pour commencer. Comme en Asie, la soupe est ici la reine des restaurants populaires. Je commande le poisson du jour. Je pensais qu'il était inévitable qu'on me servît de la morue. En réalité, le garçon dépose devant moi une espèce de machin on ne peut plus rebutant. Animal marin ni poisson ni crustacé, les deux à la fois, un gros ventre protégé par un rostre et un jaillissement de tentacules racornies sur le devant au centre desquelles se cache un orifice en forme d'anus furonculé. Le tout grillé et sentant fortement le roussi. Je coupe dans la chair blanche et je mange ça. De l'encornet. Pas de quoi en faire une salade. Plus, tard, je photographie les draps blancs mis à sécher à la façade de ma pensoa.
![]() |
| Pensoa Estrella, rua dos Bacalhoeiros (rue des Pêcheurs de Morue). |
![]() |
| Rua dos Bacalhoeiros (immeuble voisin). |
Cette ville est une folie. Je veux parler de l'Alfama. Imagination délirante d'un urbaniste rêveur. Aucun être doué de raison n'aurait jamais rien imaginé de tel. Ce n'est pas deux collines qui se disputent Lisbonne, mais sept ! Des ruelles d'une incroyable déclivité, des electricos se faufilant partout avec leur œil de cyclope, étranges petites machines pleines de hardiesse, placettes domestiques avec arbres et oiseaux chanteurs, un chat progressant paresseusement de sa démarche féline le long de la crête d'un mur, maisons enchevêtrées les unes dans les autres, ouvertures à fleur de trottoir, au raz d'une marche d'escalier ou bien perdue à dix mètres du sol, toits-mansardes, plantes sauvages qui plongent leurs racines entre les pierres, fleurettes de rien. Noyaux, coins et microcosmes, reliés en un réseau anarchique qui s'administre de lui-même, ou plutôt qui a renoncé mais où néanmoins la vie se distille. Les miradouros panoramiques, les porches monumentaux, les églises baroques, gigantesques, les murailles éboulées, les marches et les pavés légèrement bombés, parfois noirs, parfois blancs, pierres de calcaire et de basalte, les odeurs de soupe et de morue, les enfants qui criaillent, "Mami !", les rires qui proviennent de la terrasse d'un café, tout en haut de l'Alfama, Restaurante o conquistador ! Avec, toujours, au détour d'une rue, le fleuve dilaté, fil d'Ariane du labyrinthe et formidable invitation. Il n'est pas étonnant que cette ville ait vu partir autant de grands navigateurs. Le soir est calme, déjà endormi. Il n'y a presque personne dehors. La vie nocturne semble pauvre, provinciale ou clandestine. Rares sont les femmes. Engourdissement pascal ?
Lundi, 8 avril 1996.
Lundi de Pâques qui, ici, ne m'a pas l'air jour chômé. Nouvelle terrasse de café, à proximité de l'autre embarcadère, celui qui transporte les automobiles. Il fait ce matin un soleil magnifique. J'aime à être là. Une petite brise souffle du large. Les ferries font le va-et-vient, des bateaux mouillent dans l'estuaire. J'aime que l'espace soit ouvert, ouvert en grand, la mer et le ciel. Je hais l'enfermement. Mais quand, un jour, après une équipée nocturne dans les rues de Metz, je m'étais retrouvé emprisonné dans une minuscule cellule, je n'avais pas trouvé ça si déplaisant. Je savais pourquoi j'étais là. Il faudrait que je retrouve ce texte sur l'enfermement inspiré par l'Aleph de Borges. Des gens passent sur la promenade qui longe la rive, du pas de ceux qui savent où ils vont. Crachotant un chapelet de pets sonores, l'Alentejense lève des rides qui viennent clapoter contre les grosses pierres et les blocs de ciment déposés là pour accueillir les vagues. Qu'y-a-t-il de l'autre côté, aux pieds de l'immense Christ-Roi ? La magie des autres côtés. À mon tour de me détacher de là.
J'ai décidé de me mettre en quête d'une autre pensoa. Je quitte la Pensoa Estrela. Trop de bruit tôt le matin. Les bus, les camions, les ferries qui se donnent rendez-vous sous ma fenêtre dès potron-minet. Je dois me reposer et je voudrais qu'on me laisse dormir. Je vais aller voir de l'autre côté, dans le Bairro Alto, songé-je en regardant l'Eborense accoster. Il faudrait que je fasse une photo d'un débarquement, le matin, quand le ferry laisse s'écouler la marée humaine en provenance d'Arrabida. Mais pour ça, il faudrait que je me lève tôt.
![]() |
| Débarquement de l'Eborense au Cais de Sodre. |
Plus tard, je suis dans ma nouvelle pensoa après avoir longtemps marché dans les rues du Bairro Alto. Casa de Hospedes, traversa da Boa-Hora. Bien plus sympathique que la précédente, avec ses grandes chambres lumineuses donnant sur une petite rue traversière et vivante. Maisons de deux étages dont le bel alignement est heureusement gauchi par la colline. Rêve. Une grande chambre à coucher, un lit, nous deux. Une télévision où nous regardons les images d'un port, d'un bateau qui glisse, qui s'enfonce dans l'eau lourdement en levant une gerbe d'écume qui jaillit de l'écran et nous asperge. Il y a des géraniums à mes deux balcons et le soleil donne à profusion dans ma chambre. Il y a aussi des mouches. Par bonheur, elles s'enfuient dès que le jour décline.
Plus tard, sur la terrasse du Castel São Jorge, le château maure qui s'étale en longueur à travers arbres et jardins. Vue panoramique sur les sept collines de Lisbonne. Les touristes sont en nombre supportable. Il se dégage de l'endroit une atmosphère amicale et accueillante. Premiers coups de soleil pourtant. Et j'ai déjà les pieds en compote. Si je délasse mes chaussures, ils crèvent, c'est sûr, comme des citrouilles trop mûres. Je prends une fille en photo, dans son electrico, qui me gratifie d'un sourire magnifique. Mais pourquoi les appelle-t-on "alfacinhas" (petites laitues) ? J'aurais volontiers sollicité un rendez-vous de la part de celle-ci pour qu'elle m'en dise plus, et si possible ce soir même, mais il paraît que les Portugaises n'honorent jamais leurs rendez-vous. Pas de tram ici pour descendre du Castelo mais un bus qui dévale les côtes en slalomant entre les murs des ruelles étroites. Les véhicules ont intérêt, ici plus qu'ailleurs, à avoir des freins en bon état. Rouler à Lisbonne, quel gymkhana ! L'electrico, c'est tout comme. Il passe dans des rues dont on dirait qu'elles ont été taillées pour qu'il puisse s'y glisser en gratifiant les passagers de quelques effets spéciaux. Beaucoup de monde. Les Lisboètes rescapés du week-end de Pâques sont à pied d'œuvre. Activité fébrile, partout. Je préfère comme ça.
Je passe la soirée dans un café où se trouve le siège du journal sportif Record. Un côté underground convenable, un serveur dans le ton et une musique Madre Deus pour faire plaisir aux touristes qui ont vu le dernier film de Wim Wenders (Lisbon Story). Beaucoup de bruit tout autour, dans les rues. Claquements de mains, musique et fado provenant d'un bar proche. Le fado, c'est le spleen du déracinement au fond du cœur, une palpitation étrange qui caractérise également la musique yiddish, le flamenco et le blues. Et la voix d'Amália Rodrigues est un déchirement. Il en est quelques uns, de ces bars à fado, dans le quartier de ma pensoa. Ils restent ouverts tard dans la nuit. Des bouteilles sur les étagères jusqu'au plafond et parfois des fûts en bois noirci. Les groupes de musique sont en habits folkloriques pour que les touristes apprécient mieux. Tout reste néanmoins populaire et accessible, pas encore tombé dans l'arrogance bruyante et creuse, le cliché snobinard d'une rue de Lappe. Ambiance bonnard dans les minuscules cervejarias populaires où les gens se retrouvent, pour gober une soupe, siroter une Sagres, jeter un œil à la télé, où simplement comme ça, pour s'asseoir un instant avec les autres, sans même consommer, pas toujours la monnaie pour.
Dans la journée, les portes de la pensoa sont grandes ouvertes, chambres offertes. Le soir, un jeune gars garde la loge. Il n'y a pas foule clients.
Mardi, 9 avril 1996.
Le matin, la pensoa est silencieuse, chambres maintenant closes. La salle d'eau commune est une pièce aveugle, pas très propre, humide, lumière vacillante, eau froide servie par une robinetterie capricieuse. Il n'y a pas de banheiro avec la chambre. Juste un lavabo, un bidet et un seau. J'ai connu pire. Lisbonne en cette année 1996 a un train de retard dans l'évolution. Elle a essuyé quelques désastres et il lui a fallu panser ses plaies avant de se remettre en mouvement. Elle a aussi ses pauvres. En témoignent les mendiants, l'armée des petites gens qui se débrouillent, cireurs, vendeurs de billets de loterie et de journaux, facilitateurs de stationnement, démonstrateurs, gitanes liseuses d'avenirs, réparateurs de rues, etc. Les villes heureuses n'ont pas d'histoire.
Plus tard, sur la terrasse du Castel São Jorge, le château maure qui s'étale en longueur à travers arbres et jardins. Vue panoramique sur les sept collines de Lisbonne. Les touristes sont en nombre supportable. Il se dégage de l'endroit une atmosphère amicale et accueillante. Premiers coups de soleil pourtant. Et j'ai déjà les pieds en compote. Si je délasse mes chaussures, ils crèvent, c'est sûr, comme des citrouilles trop mûres. Je prends une fille en photo, dans son electrico, qui me gratifie d'un sourire magnifique. Mais pourquoi les appelle-t-on "alfacinhas" (petites laitues) ? J'aurais volontiers sollicité un rendez-vous de la part de celle-ci pour qu'elle m'en dise plus, et si possible ce soir même, mais il paraît que les Portugaises n'honorent jamais leurs rendez-vous. Pas de tram ici pour descendre du Castelo mais un bus qui dévale les côtes en slalomant entre les murs des ruelles étroites. Les véhicules ont intérêt, ici plus qu'ailleurs, à avoir des freins en bon état. Rouler à Lisbonne, quel gymkhana ! L'electrico, c'est tout comme. Il passe dans des rues dont on dirait qu'elles ont été taillées pour qu'il puisse s'y glisser en gratifiant les passagers de quelques effets spéciaux. Beaucoup de monde. Les Lisboètes rescapés du week-end de Pâques sont à pied d'œuvre. Activité fébrile, partout. Je préfère comme ça.
Je passe la soirée dans un café où se trouve le siège du journal sportif Record. Un côté underground convenable, un serveur dans le ton et une musique Madre Deus pour faire plaisir aux touristes qui ont vu le dernier film de Wim Wenders (Lisbon Story). Beaucoup de bruit tout autour, dans les rues. Claquements de mains, musique et fado provenant d'un bar proche. Le fado, c'est le spleen du déracinement au fond du cœur, une palpitation étrange qui caractérise également la musique yiddish, le flamenco et le blues. Et la voix d'Amália Rodrigues est un déchirement. Il en est quelques uns, de ces bars à fado, dans le quartier de ma pensoa. Ils restent ouverts tard dans la nuit. Des bouteilles sur les étagères jusqu'au plafond et parfois des fûts en bois noirci. Les groupes de musique sont en habits folkloriques pour que les touristes apprécient mieux. Tout reste néanmoins populaire et accessible, pas encore tombé dans l'arrogance bruyante et creuse, le cliché snobinard d'une rue de Lappe. Ambiance bonnard dans les minuscules cervejarias populaires où les gens se retrouvent, pour gober une soupe, siroter une Sagres, jeter un œil à la télé, où simplement comme ça, pour s'asseoir un instant avec les autres, sans même consommer, pas toujours la monnaie pour.
Dans la journée, les portes de la pensoa sont grandes ouvertes, chambres offertes. Le soir, un jeune gars garde la loge. Il n'y a pas foule clients.
Mardi, 9 avril 1996.
Le matin, la pensoa est silencieuse, chambres maintenant closes. La salle d'eau commune est une pièce aveugle, pas très propre, humide, lumière vacillante, eau froide servie par une robinetterie capricieuse. Il n'y a pas de banheiro avec la chambre. Juste un lavabo, un bidet et un seau. J'ai connu pire. Lisbonne en cette année 1996 a un train de retard dans l'évolution. Elle a essuyé quelques désastres et il lui a fallu panser ses plaies avant de se remettre en mouvement. Elle a aussi ses pauvres. En témoignent les mendiants, l'armée des petites gens qui se débrouillent, cireurs, vendeurs de billets de loterie et de journaux, facilitateurs de stationnement, démonstrateurs, gitanes liseuses d'avenirs, réparateurs de rues, etc. Les villes heureuses n'ont pas d'histoire.
![]() |
| Rua da Atalaia (rue du Veilleur). |
C'est panne d'eau à la cafétéria du wharf. Alors je vais prendre mon café accompagné de ventres de nonne (un nom à se pourlécher les babines rien que d'y penser) sur la Praça da Figueira, avec les pigeons, la statue d'un Cortes à cheval et la circulation tout autour de la place. Un bossu mendie, un vendeur ambulant propose des lunettes de soleil, une petite accordéoniste comprime son instrument. Odeur de morue grillée. Une manif débouche d'une rue du bas. Drapeaux rouges et quelques centaines de personnes. Il y est question de licenciements chez Renault.
Plus tard, visite à la Fondation Calouste Gulbenkian. Les œuvres ont été rachetées par le magnat du pétrole au musée de l'Ermitage. Calouste a choisi Lisbonne pour y installer le sien, rassuré par la politique du célibataire ascétique instaurateur d'ordre. Joli parc agrémenté de belles sculptures. L'aéroport n'est pas loin. Un gros avion a failli se poser sur la pelouse. Superbes essences, végétation vigoureuse, oiseaux et canards colorés. Juste assez de monde pour rendre l'endroit vivant. Je respire. Si toute la vie pouvait se résumer à cette respiration-là ! Une Annonciation de Bouts Dierick. La Vierge est revêtue d'un cape noire qui la couvre tout entière, le corps vers le mur, agenouillée, le buste à demi tourné, tête légèrement penchée, yeux aux trois quarts fermés qui regardent le sol, les mains sur le cœur. Sa bouche pourtant évoque la gourmandise et le plaisir. Blasphème ! Les doigts de ses mains sont exagérément longs. Doigts d'artistes longs et caresseurs. Sacrilège ! Derrière elle, passé la porte grande ouverte, se tient l'ange. Jambes pliées, un genou presque à terre. Vêtu d'une cape d'un blanc argent, l'intérieur de ses ailes est doré. Cheveux roux ternes. Visage poupin. Paupières resserrées exprimant la gravité de l'instant. Derrière eux, une banquette et deux coussins rouges. Une fenêtre ouverte sur paysage. L'oiseau scintillant de l'Esprit Saint. C'est une image qui m'habite depuis longtemps. Je me souviens de ces instants passés dans la maison d'une famille paysanne, au cœur du Tibet. Le foyer, un brasero alimenté à la bouse de yack, la pénombre de la pièce, les filles qui filaient la laine, la mère qui préparait le thé au beurre de yak. Le tableau exprime une grâce trouble. Humilité, religiosité, sensualité et volupté. Les femmes qui filaient et leurs gestes aériens. La lucarne, la lune et l'Everest. Passons à Turner et à son romantisme extrême. The Wreck of a Transport Ship et Mouth of the Seine sont d'une telle beauté trouble, hypnotique, qu'il y a un avant et un après Turner. Heureusement qu'il y a Lalique et la légèreté de ses petits objets magiques, minuscules corps, visages, d'hommes, de femmes, nus, libellules coulées dans le verre, serties dans le bronze ou l'agent. Une fantaisie qui tient de la sorcellerie. Un univers d'elfes et de lutins suggérant l'érotisme et les fêtes païennes.
Plus tard, visite à la Fondation Calouste Gulbenkian. Les œuvres ont été rachetées par le magnat du pétrole au musée de l'Ermitage. Calouste a choisi Lisbonne pour y installer le sien, rassuré par la politique du célibataire ascétique instaurateur d'ordre. Joli parc agrémenté de belles sculptures. L'aéroport n'est pas loin. Un gros avion a failli se poser sur la pelouse. Superbes essences, végétation vigoureuse, oiseaux et canards colorés. Juste assez de monde pour rendre l'endroit vivant. Je respire. Si toute la vie pouvait se résumer à cette respiration-là ! Une Annonciation de Bouts Dierick. La Vierge est revêtue d'un cape noire qui la couvre tout entière, le corps vers le mur, agenouillée, le buste à demi tourné, tête légèrement penchée, yeux aux trois quarts fermés qui regardent le sol, les mains sur le cœur. Sa bouche pourtant évoque la gourmandise et le plaisir. Blasphème ! Les doigts de ses mains sont exagérément longs. Doigts d'artistes longs et caresseurs. Sacrilège ! Derrière elle, passé la porte grande ouverte, se tient l'ange. Jambes pliées, un genou presque à terre. Vêtu d'une cape d'un blanc argent, l'intérieur de ses ailes est doré. Cheveux roux ternes. Visage poupin. Paupières resserrées exprimant la gravité de l'instant. Derrière eux, une banquette et deux coussins rouges. Une fenêtre ouverte sur paysage. L'oiseau scintillant de l'Esprit Saint. C'est une image qui m'habite depuis longtemps. Je me souviens de ces instants passés dans la maison d'une famille paysanne, au cœur du Tibet. Le foyer, un brasero alimenté à la bouse de yack, la pénombre de la pièce, les filles qui filaient la laine, la mère qui préparait le thé au beurre de yak. Le tableau exprime une grâce trouble. Humilité, religiosité, sensualité et volupté. Les femmes qui filaient et leurs gestes aériens. La lucarne, la lune et l'Everest. Passons à Turner et à son romantisme extrême. The Wreck of a Transport Ship et Mouth of the Seine sont d'une telle beauté trouble, hypnotique, qu'il y a un avant et un après Turner. Heureusement qu'il y a Lalique et la légèreté de ses petits objets magiques, minuscules corps, visages, d'hommes, de femmes, nus, libellules coulées dans le verre, serties dans le bronze ou l'agent. Une fantaisie qui tient de la sorcellerie. Un univers d'elfes et de lutins suggérant l'érotisme et les fêtes païennes.
![]() |
| Jardins du Musée Calouste-Gulbenkian. Figure féminine, auteur ? 1933. |
![]() |
| João Cutileiro, Grand torse assis, 1977. |
![]() |
| Pierre Székely, La Puberté, 1981. |
![]() |
| G. Richier, La Grande Sauterelle. |
Caïs do Sodré. Ici se rejoignaient les marins et les vieilles putains, sacs vernis sous l'aisselle. Un lieu pour Saint Genêt. Je longe les quais en direction du pont du 25-Avril. En 1974, le 25 avril tombait un jeudi. Slogans et affiches, les drapeaux rouges qui remplacent le linge aux fenêtres. Les riches propriétaires en fuite, laissant la place dans leurs luxueuses demeures aux familles modestes. La foule en liesse envahissant la Praça do Coméricio, montant sur les blindés, embrassant les militaires. Les œillets fleurissant au canon des fusils. Inscriptions, affiches, fresques néoréalistes redessinent pour quelques mois un nouveau paysage. Tout est devenu possible et les utopies se frottent au réel. Vingt ans plus tard, la ville s'est disciplinée, les utopies remisées. Lisbonne est pavoisée aux couleurs de l'Europe où les engagements et les débats politiques ne sont plus de mise. Pour soulever l'enthousiasme des masses, il reste le Sporting et le Benfica ! Les anciens entrepôts ont été reconvertis en cafés chicos avec superbes terrasses. Vidéos clips, lumières acryliques, musique techno. Avec vue sur le pont métallique, comme un élan majestueux. Zum zum continu des automobiles, un bruit de ruche affolée. Un train de retard peut-être, mais c'est en TGV que la ville rattrape le temps perdu. Ils ont pris ici aussi la désagréable manie d'installer des écrans de télévision dans les cafés et les restaurants. Je me contente d'une sopa Juliana pour mon dîner du soir. Les veaux qui tètent bien ne mangent guère.
![]() |
| Le Pont du 25 Avril. |
Nuit agitée. De nouveau dans ce café situé dans l'immeuble du journal Record à boire des portos. C'est l'endroit où tout le monde converge le soir. Surtout des Français et des Allemands. Les aficionados locaux n'envahissent l'endroit qu'après 23 heures. C'est aussi l'heure à laquelle tout le quartier commence à s'agiter. J'en sais quelque chose, c'est là que je dors. Le bar situé sous ma chambre est tenu par une fille un peu zone. La salle contiguë est bourrée de jeux électroniques qui martèlent la nuit de clacs énervants. Je ne peux m'empêcher d'y passer pour écluser une dernière bière, histoire de. Un radiocassette gerbe une techno débile et la télé bavote. Plus loin, pleure le fado.
Le veilleur de la pensoa passe la nuit dans son cagibi en regardant sa petite télé. Il parle un peu français pour avoir travaillé durant plusieurs années en Suisse comme couvreur. Il me tape deux clopes quand je rentre. Une gamine surgit d'une chambre, enveloppée dans un drap, décoiffée. Le mot clope l'a réveillée. Elle file aussitôt après avoir quémandé une cigarette. Elle avait l'air secouée comme je les aime. Je dis gamine car elle n'avait guère plus de vingt ans.
Ce qui me chagrine dans cette chambre de la pensoa du Bairro Alto c'est que, ne disposant pas d'un lavabo évacuant les eaux usées, je ne peux m'abandonner à l'indicible plaisir de pisser dans la cuvette.
Mercredi, 10 avril 1996.
Contrariété du matin. L'electrico ne m'a pas déposé à l'endroit escompté. Je me retrouve donc à une terrasse dans un parc en face d'une sorte de cathédrale, une grande église baroque. Il y a du soleil, des oiseaux, le tintement léger des cloches à chaque quart d'heure et des étudiantes studieuses à la table voisine. Ici, c'est le jardin d'Estrela, le jardin des amoureux, me disent-elles après m'avoir demandé une cigarette. Au train où elles vont, les petites laitues, je vais je me retrouver à court.
Cela se passait un 2 avril, sous les dorures de l'Automobile Club, Place de la Concorde. Je fumais mais personne, dans cet endroit luxueux, ne songeait à venir me taxer mes clopes. Rien que du beau monde, des hommes en costumes stricts, sveltes, sains et sûrs d'eux, quelques femmes potiches pour l'accueil. Des tables étaient dressées pour le service du café dans le hall au pied de l'escalier monumental menant à la salle des conférences. Qu'est-ce que je faisais là ? Rien à leur dire. Je me suis approché de la table pour demander du café à un serveur en livrée blanche. Ma main tremblait en saisissant la tasse. Tu avais la nette impression qu'ils t'observaient et te jaugeaient. Brusquement, la panique m'envahit. Je n'arriverais jamais à boire ce café, à tenir cette foutue tasse sans en verser le contenu sur le luxueux tapis. Je savais que c'était un signal de danger, mais lequel ? Empoisonné, le café ? Des tueurs, les hommes drapés dans leur uniforme de cadres supérieurs ? Que se cachait-il derrière cette porte ? Une potence ou une guillotine ? Je pris place dans la montée de l'escalier, accoudé à la rampe, et contemplais l'assemblée qui se tenait plus bas. Les ingénieurs commerciaux s'informaient de la qualité des invités, vérifiant d'un rapide coup d'œil le badge suspendu à hauteur de poitrine comme une décoration. Identification des prospects, évaluation des possibles commerciaux et de leur importance, courbettes graduées. Je promenais un regard détaché sur eux sans qu'aucune image mentale ne se présente. Je fumais et je savais que nul ne franchirait les quelques marches pour venir m'interroger.
Le veilleur de la pensoa passe la nuit dans son cagibi en regardant sa petite télé. Il parle un peu français pour avoir travaillé durant plusieurs années en Suisse comme couvreur. Il me tape deux clopes quand je rentre. Une gamine surgit d'une chambre, enveloppée dans un drap, décoiffée. Le mot clope l'a réveillée. Elle file aussitôt après avoir quémandé une cigarette. Elle avait l'air secouée comme je les aime. Je dis gamine car elle n'avait guère plus de vingt ans.
Ce qui me chagrine dans cette chambre de la pensoa du Bairro Alto c'est que, ne disposant pas d'un lavabo évacuant les eaux usées, je ne peux m'abandonner à l'indicible plaisir de pisser dans la cuvette.
Mercredi, 10 avril 1996.
Contrariété du matin. L'electrico ne m'a pas déposé à l'endroit escompté. Je me retrouve donc à une terrasse dans un parc en face d'une sorte de cathédrale, une grande église baroque. Il y a du soleil, des oiseaux, le tintement léger des cloches à chaque quart d'heure et des étudiantes studieuses à la table voisine. Ici, c'est le jardin d'Estrela, le jardin des amoureux, me disent-elles après m'avoir demandé une cigarette. Au train où elles vont, les petites laitues, je vais je me retrouver à court.
Cela se passait un 2 avril, sous les dorures de l'Automobile Club, Place de la Concorde. Je fumais mais personne, dans cet endroit luxueux, ne songeait à venir me taxer mes clopes. Rien que du beau monde, des hommes en costumes stricts, sveltes, sains et sûrs d'eux, quelques femmes potiches pour l'accueil. Des tables étaient dressées pour le service du café dans le hall au pied de l'escalier monumental menant à la salle des conférences. Qu'est-ce que je faisais là ? Rien à leur dire. Je me suis approché de la table pour demander du café à un serveur en livrée blanche. Ma main tremblait en saisissant la tasse. Tu avais la nette impression qu'ils t'observaient et te jaugeaient. Brusquement, la panique m'envahit. Je n'arriverais jamais à boire ce café, à tenir cette foutue tasse sans en verser le contenu sur le luxueux tapis. Je savais que c'était un signal de danger, mais lequel ? Empoisonné, le café ? Des tueurs, les hommes drapés dans leur uniforme de cadres supérieurs ? Que se cachait-il derrière cette porte ? Une potence ou une guillotine ? Je pris place dans la montée de l'escalier, accoudé à la rampe, et contemplais l'assemblée qui se tenait plus bas. Les ingénieurs commerciaux s'informaient de la qualité des invités, vérifiant d'un rapide coup d'œil le badge suspendu à hauteur de poitrine comme une décoration. Identification des prospects, évaluation des possibles commerciaux et de leur importance, courbettes graduées. Je promenais un regard détaché sur eux sans qu'aucune image mentale ne se présente. Je fumais et je savais que nul ne franchirait les quelques marches pour venir m'interroger.
![]() |
| Rua do Recolhimento (rue de la Reconnaissance). |
Midi. Déjeuner en compagnie des mouettes. Comment me rendre au cap Espichel ? Je repasse à ma première pensoa d'où j'ai l'impression de m'être enfui lâchement, sans saluer le patron. J'ai oublié une chemise dans ma chambre. Je suis accueilli avec amabilité par le petit homme qui me prend affectueusement par le bras. Sa femme me rend la chemise, lavée et repassée. Ne veut rien accepter. L'homme me dit de revenir quand je veux. On verrait pour le prix. Combien payez-vous, là-bas ? Comment s'appelle la pensoa ? Dans quelle rue ?
La station de métro Parque est une station philosophique. Citations de Nietzsche, Platon, Deleuze, Pessoa. Je relève ceci : "La musique est le premier acte d'insubordination". Je me méfie de ce genre de formule. Et la philosophie, la poésie, le premier traité d'astronomie ? Une insubordination certainement plus dangereuse. Pour ce qui est de la musique, je repense ce qu'écrivait Cioran : "La musique doit rendre fou, sinon elle n'est rien. À quoi bon fréquenter Platon quand un saxophone peut aussi bien nous faire entrevoir un autre monde." Cioran, c'est un malin. Son œuvre est d'une noirceur telle que tu as envie de te tirer illico une balle dans la tête avant de sauter par la fenêtre. Lui, en revanche, est mort tranquillos de la maladie d'Alzheimer. Il avait bien pensé à se suicider, mais il a oublié.
Putain, je suis là, dans ce café près du wharf. Et le vinho verde de chez Borges, cogne duro !
Belém signifie Bethléem en portugais. Monastère de Jerónimos (édifié par les Hiéronymites qui se choisirent Saint Jérôme pour Patron). Cristallisation/chrysalide. Gothique manuélin. Construite en 1505 sur une île pour servir de phare et de guet, la Torre de Belém se trouve maintenant au bord de la "mer de paille" comme on appelle le fleuve à son embouchure à cause de sa couleur boueuse. Le Centro de Informaçao Jacques Delors est installé dans une sorte de très élégant socle genre piédestal d'une statue de Lénine ou de Mao, en plus maousse. Le brave homme a laissé ici des traces de sa présidence européenne, notamment quand il estampilla Lisbonne capitale de la culture. Et ce terrible pathos, haut de 54 mètres, proue d'une caravelle de pierre surplombant le Tage, avec, debout, ouvrant la voix aux expéditions de conquête et d'exploration, Henri le Navigateur. Le Padrão dos Descobrimentos est un fantasme de gloire et de puissance perdue salazarienne.
La station de métro Parque est une station philosophique. Citations de Nietzsche, Platon, Deleuze, Pessoa. Je relève ceci : "La musique est le premier acte d'insubordination". Je me méfie de ce genre de formule. Et la philosophie, la poésie, le premier traité d'astronomie ? Une insubordination certainement plus dangereuse. Pour ce qui est de la musique, je repense ce qu'écrivait Cioran : "La musique doit rendre fou, sinon elle n'est rien. À quoi bon fréquenter Platon quand un saxophone peut aussi bien nous faire entrevoir un autre monde." Cioran, c'est un malin. Son œuvre est d'une noirceur telle que tu as envie de te tirer illico une balle dans la tête avant de sauter par la fenêtre. Lui, en revanche, est mort tranquillos de la maladie d'Alzheimer. Il avait bien pensé à se suicider, mais il a oublié.
Putain, je suis là, dans ce café près du wharf. Et le vinho verde de chez Borges, cogne duro !
Belém signifie Bethléem en portugais. Monastère de Jerónimos (édifié par les Hiéronymites qui se choisirent Saint Jérôme pour Patron). Cristallisation/chrysalide. Gothique manuélin. Construite en 1505 sur une île pour servir de phare et de guet, la Torre de Belém se trouve maintenant au bord de la "mer de paille" comme on appelle le fleuve à son embouchure à cause de sa couleur boueuse. Le Centro de Informaçao Jacques Delors est installé dans une sorte de très élégant socle genre piédestal d'une statue de Lénine ou de Mao, en plus maousse. Le brave homme a laissé ici des traces de sa présidence européenne, notamment quand il estampilla Lisbonne capitale de la culture. Et ce terrible pathos, haut de 54 mètres, proue d'une caravelle de pierre surplombant le Tage, avec, debout, ouvrant la voix aux expéditions de conquête et d'exploration, Henri le Navigateur. Le Padrão dos Descobrimentos est un fantasme de gloire et de puissance perdue salazarienne.
![]() |
| Le Tage. |
![]() |
| Padrão dos Descobrimentos (le Monument aux Découvertes), le soir. |
Je baragouine en espagnol mais les Portugais n'ont pas l'air d'apprécier et me répondent en français. Confusion fréquente entre obrigado et encantado. Je décide de ne pas attendre demain pour répondre à l'appel du fleuve. Hop, sur le ferry en route pour Trafaria ! Tellement agréable de prendre le bateau. "Ai ondinhas, ondinhas, ondinhas do verde mar !" L'Histoire, écrivais-tu un jour arrivant à Berlin, nous permet de savoir qui l'on est. Tu écrivais alors Histoire avec un grand H mais tu ne croyais pas si bien dire ! Excellent Trafaria ! J'assiste à un retour de pêche, poissons en tout genre, vente à la criée. La plage est pourrave et le village qui se trouve là est digne du bidonville du film Affreux, sales et méchants. Je me ballade en suivant des sentiers sans touristes. Filles aux cheveux dans le vent. C'est mini favela, une zone franche dépourvue d'équipements, avec chèvres, muriers et carrés de maïs. Vaut-il mieux vivre dans une de ces baraques bricolées, insalubres mais évolutives, appuyées les unes contre les autres, ou bien dans le béton d'une HLM ? Tu penses aux nids que font les oiseaux en amassant des brindilles et un peu de terre. Tu trouves ça pittoresque mais tu n'habiterais pas dedans. Tu préférerais le HLM, en bon béton, avec l'électricité et l'eau courante. De toute façon, tu n'as pas à choisir puisque tu habites un appartement à deux pas de la Bastille.
![]() |
| Porto Brandao à Trafaria rue la rive gauche du Tage. |
![]() |
| À Trafaria. |
![]() |
| Retour de pêche. |
![]() |
| Instant romantique à proximité des grands silos. |
![]() |
| Empilements de palettes. |
De retour de l'autre côté du fleuve, dans mon bar-téquila préféré, je discute avec la serveuse à propos de ce livre de l'Italien Antonio Tabucchi qui m'avait été conseillé par la libraire de la librairie 1789, rue Jacques Cœur. Pereira prétend. Ça se passe à Lisbonne. J'avais adoré le personnage de Pereira, journaliste de la page culturelle de l'hebdo vendu à la politique de Salazar. Veuf toujours amoureux de sa femme depuis longtemps décédée, il lui parle en regardant sa photographie. Sa vie est réglée, sans aspérité, ni joyeuse, ni triste. Mais voilà qu'il se prend d'amitié pour un jeune homme et d'une jeune femme occupés à des œuvres séditieuses... J'ai été enchanté de découvrir en arrivant ici qu'un film venait d'être tiré du livre et de découvrir le portrait géant de Mastroianni en Pereira qui trônait au beau milieu de la rua Augusta. La serveuse me renseigne sur l'endroit où l'on peut voir Afirma Pereira. Je trouve pertinent que le titre français n'ait pas été Pereira affirme, ce qui aurait laissé entendre quelque chose de péremptoire, de presque judiciaire dans le propos du livre, incompatible avec la subtilité du personnage.
Je suis attiré dans un autre bar par des airs de soukous. Boule de cristal. Derrière le bar, un Angolais. Trois grosses femmes extrêmement vulgaires. Chairs grelottantes. Des ménagères secouées par l'alcool qui se trémoussent d'une manière lascives. Pas vraiment faites pour ça. Elles me jettent des regards de défi. Bof. Des endroits comme ça, il en existe quelques uns, mélangés aux autres, super clean et ringards, néons bleutés, décoration mécano. Une super nana derrière un comptoir et de la musique techno rien que pour moi. J'ai la nostalgie de baisers fougueux faisant s'entrechoquer les dents.
Jeudi, 11 avril.
Temps légèrement couvert. L'Eborense s'arrache pour laisser la place au Montepragal. La température a chuté pendant la nuit. Étrange ville-village, ville-labyrinthe, déconcertante, avec la mer océane si proche, d'où arrivaient jadis les caravelles chargées de tous les parfums de l'Orient. Autrefois fiévreuse et fabuleusement riche, elle semble aujourd'hui se relever d'un long endormissement. Je suis amusé de voir le conducteur du tram descendre pour changer son aiguillage avec un levier, comme à Prague en 90. Je perçois soudain la dimension dramatique contenue dans l'instant où deux visages se croisent et se regardent. Un regard qui vous parle au plus profond, qui remue quelque chose d'immergé. Ça dure l'espace d'une seconde, une éternité, et on ne reverra plus jamais ce visage. Il aurait été possible de faire un signe mais on n'a rien fait. Il y a aussi les jambes des filles. Surtout derrière le genou. Qui a écrit l'Éloge de la fadeur ? Cette espèce de lieu intermédiaire entre le mollet et la cuisse. Fade, blanc de poulet. François Julien.
De nouveau dans l'Alfama où je croise des petites vieilles toutes vêtues de noir, coiffe comprise. Les veuves de Lisbonne ou les Pénélope de cette sacrée ville créée par Ulysse ? Quelques touristes traînent par ici. Je n'aime pas les croiser, entendre parler autour de moi l'allemand ou l'anglais. Je voudrais égoïstement que la ville et ses habitants soient à moi seul. Ceux-là sont du troisième âge, rebondis et rubiconds, satisfaits, confortable retraite, occupent une dizaine de sièges de l'electrico 28. Ceux qui m'énervent le plus, ce sont les Allemands. Désolé pour toi, Anelise, à qui je fredonnais "Ich liebe dich" en rougissant.
L'electrico 28 traverse le Bairro Alto par l'est, contourne le Castelo São Jorge en haut de l'Alfama, frôle au passage une lingerie intime noire exhibée sur un fil tendu entre deux balcons (la pulpeuse Claudina ?), fait gentiment voleter un string et un soutien-gorge en remontant au nord jusque Areeiro et Alameda et revient par l'avenida Almirante Reis jusqu'au largo Marlim Moniz, au cœur du Mouraria, le quartier jadis réservé aux Maures. Tous les guides vous diront qu'il ne faut surtout pas rater l'electrico 28. Les guides sont un fléau. Ils transforment un endroit qui tient son charme des gens qui vivent là, qui se sont façonnés un cadre de vie mêlant l'utile et le beau, simplement authentique, en une boutique de foire. Le chauffeur de l'electrico 28 interpelle avec rudesse les passagers afin qu'ils présentent leurs titres de transport. Il connaît tout le monde qu'il salue au passage, s'arrêtant parfois à hauteur d'une porte pour glisser un mot à un commerçant dans sa boutique. Un jour sans doute, il sera remplacé par un figurant qui jouera son rôle. Pour le passager, l'impression est étrange de se trouver transporter par un véhicule fantasque, avec ses brusques freinages, ses impétueux élans et ses virages nerveux.
Je suis attiré dans un autre bar par des airs de soukous. Boule de cristal. Derrière le bar, un Angolais. Trois grosses femmes extrêmement vulgaires. Chairs grelottantes. Des ménagères secouées par l'alcool qui se trémoussent d'une manière lascives. Pas vraiment faites pour ça. Elles me jettent des regards de défi. Bof. Des endroits comme ça, il en existe quelques uns, mélangés aux autres, super clean et ringards, néons bleutés, décoration mécano. Une super nana derrière un comptoir et de la musique techno rien que pour moi. J'ai la nostalgie de baisers fougueux faisant s'entrechoquer les dents.
Jeudi, 11 avril.
Temps légèrement couvert. L'Eborense s'arrache pour laisser la place au Montepragal. La température a chuté pendant la nuit. Étrange ville-village, ville-labyrinthe, déconcertante, avec la mer océane si proche, d'où arrivaient jadis les caravelles chargées de tous les parfums de l'Orient. Autrefois fiévreuse et fabuleusement riche, elle semble aujourd'hui se relever d'un long endormissement. Je suis amusé de voir le conducteur du tram descendre pour changer son aiguillage avec un levier, comme à Prague en 90. Je perçois soudain la dimension dramatique contenue dans l'instant où deux visages se croisent et se regardent. Un regard qui vous parle au plus profond, qui remue quelque chose d'immergé. Ça dure l'espace d'une seconde, une éternité, et on ne reverra plus jamais ce visage. Il aurait été possible de faire un signe mais on n'a rien fait. Il y a aussi les jambes des filles. Surtout derrière le genou. Qui a écrit l'Éloge de la fadeur ? Cette espèce de lieu intermédiaire entre le mollet et la cuisse. Fade, blanc de poulet. François Julien.
De nouveau dans l'Alfama où je croise des petites vieilles toutes vêtues de noir, coiffe comprise. Les veuves de Lisbonne ou les Pénélope de cette sacrée ville créée par Ulysse ? Quelques touristes traînent par ici. Je n'aime pas les croiser, entendre parler autour de moi l'allemand ou l'anglais. Je voudrais égoïstement que la ville et ses habitants soient à moi seul. Ceux-là sont du troisième âge, rebondis et rubiconds, satisfaits, confortable retraite, occupent une dizaine de sièges de l'electrico 28. Ceux qui m'énervent le plus, ce sont les Allemands. Désolé pour toi, Anelise, à qui je fredonnais "Ich liebe dich" en rougissant.
L'electrico 28 traverse le Bairro Alto par l'est, contourne le Castelo São Jorge en haut de l'Alfama, frôle au passage une lingerie intime noire exhibée sur un fil tendu entre deux balcons (la pulpeuse Claudina ?), fait gentiment voleter un string et un soutien-gorge en remontant au nord jusque Areeiro et Alameda et revient par l'avenida Almirante Reis jusqu'au largo Marlim Moniz, au cœur du Mouraria, le quartier jadis réservé aux Maures. Tous les guides vous diront qu'il ne faut surtout pas rater l'electrico 28. Les guides sont un fléau. Ils transforment un endroit qui tient son charme des gens qui vivent là, qui se sont façonnés un cadre de vie mêlant l'utile et le beau, simplement authentique, en une boutique de foire. Le chauffeur de l'electrico 28 interpelle avec rudesse les passagers afin qu'ils présentent leurs titres de transport. Il connaît tout le monde qu'il salue au passage, s'arrêtant parfois à hauteur d'une porte pour glisser un mot à un commerçant dans sa boutique. Un jour sans doute, il sera remplacé par un figurant qui jouera son rôle. Pour le passager, l'impression est étrange de se trouver transporter par un véhicule fantasque, avec ses brusques freinages, ses impétueux élans et ses virages nerveux.
![]() |
| Rue de la Mouraria, départ de Escadinhas de Saude (l'escalier de la Santé). |
![]() |
| Rua das Flores de Santa Cruz (rue des Fleurs de la Sainte Croix). |
Les Allemands s'exclament à chaque secousse. Un qui semble être le chef, se tient debout, la cinquantaine révolue. On sent le genre solide et autoritaire qui ne se pose pas de questions existentielles et qui sait de quoi il parle. Il y a du monde, les passagers sont serrés les uns contre les autres. Soudain l'Allemand saisit un jeune Portugais par le col de sa chemise et le secoue fortement. Le gamin s'écarte, hausse les épaules, montre ses mains. L'incident est clos. Plus tard, à la station, les touristes descendront. Celui-là sera fier de lui, l'ombre d'un sourire aux lèvres. Il se régale déjà de raconter à son retour comment il a mis hors d'état de nuire ce sale petit voleur. Les Portugais, il convient de se méfier. Surtout les jeunes, conclura-t-il. Qu'ils restent chez eux, bordel ! Qu'ils se baladent en culottes de cuir en Bavière, qu'ils aillent à la chasse aux sangliers dans la Forêt Noire, aux putes dans les bordels de Hambourg, pisser la bière à la fête de Munich et boire leur vin de Moselle en croisière sur le Rhin. Heureux sont les pays sans touristes, comme la Belgique. Et pourquoi n'y aurait-il pas touristes en Belgique ? Parce qu'ils ont bien trop peur d'attraper la bruxellose, une fois !
Je me réjouis de voir un restaurant minuscule en retrait dans une cave s'appeler Himalaya. Il ne faut pas désespérer de la nature humaine. Une jeune femme en panne avec sa BMW flambant neuve, gêne la circulation en plein Avenida de la Libertad. Désemparée, elle brandit un câble bretelle de batterie sous le nez des automobilistes. La plupart haussent les épaules. Un taxi s'arrête enfin à sa hauteur, bloquant la circulation derrière eux. Le chauffeur branche le câble sur sa batterie, laissant la jeune femme se débrouiller avec l'autre extrémité. Celle-ci essaye maladroitement de fixer les deux pinces crocodiles aux cosses. Elle s'embrouille, le câble entre les jambes ou par dessus l'épaule, sursaute soudain en faisant jaillir une gerbe d'étincelles. Quelques badauds dont moi rigolent doucement au lieu de lui donner un coup de main. Moi, je ne peux rien faire, je ne suis pas d'ici et je ne connais pas la langue. Les voitures derrière klaxonnent de plus belle. Certains chauffeurs impatients tiennent à exprimer leur impatience, s'approchent, menacent. Le taxi finalement renonce. Il file, libérant les voitures bloquées et laissant en plan la jeune femme, son câble à la main. Elle va bouder un instant au volant de la BMW, martelant de ses poings le volant. La donzelle est habillée classe, tailleur noir, jupe courte, collants donnant à ses jambes une texture de yaourt à la fraise. Finalement, deux vieux messieurs qui regardaient la scène depuis le début s'approchent et rabaissent le capot resté ouvert. Plaçant les mains sur l'arrière de la belle auto, ils signifient ainsi à la demoiselle qu'ils s'offrent à la pousser.
Ultime tournée des bars. Celui de la blonde et des deux brunes qui servent des tequilas frappées. Planche de bois pour ne pas casser le verre, serviette sur l'ouverture obturée par la paume de la main, un coup vif du verre sur la planche. Émulsion. A boire cul sec, encourage la serveuse en se tenant prête à remettre ça.
Vendredi, 12 avril 1996.
Temps brumeux ce matin. Impossible de ne pas commencer par cet endroit, à la proximité du wharf. Loin de la foule et des touristes allemands. Je crois que j'ai rêvé d'eux cette nuit. Il y en avait partout, y compris dans la chambre voisine de la mienne, faisant grand tapage. Dans un palais à colonnes ouvrant sur la mer, ils grouillaient comme une marée de crabes sournois. Prendre encore le ferry. Aller n'importe où. Juste pour être sur l'eau. Rêve de croisières et de grand large. Pourquoi y a-t-il autant de gens à parler tout seul ? Il en est parfois qui conduisent avec force gesticulations d'incompréhensibles harangues comme s'ils s'adressaient à une assemblée d'incrédules. D'autres qui s'emportent contre d'invisibles interlocuteurs. D'autres qui marmonnent inlassablement. D'autres encore qui discutent paisiblement avec leur moi de la pluie et du beau temps. Expression de la saudade ?
Je pourrais rester des heures assis sur un banc, face à la mer. Dans ces instants de paix et de soleil. À simplement regarder les miroitements. Les rides levées par les bateaux. Le balancement de l'eau, parfois doux, parfois nerveux. Les mouettes. Les poissons qui se propulsent hors de l'eau, saluant et pirouettant avant de s'en retourner à leurs affaires aquatiques. Il fait si bon. Applaudissements des vaguelettes contre la jetée. Jacassements des chalutiers. Cancans des oiseaux. Deux Allemandes passent devant moi ? Bourgeoises sur le retour, bronzées, tartinées et repues. Rien à dire contre ça. Chacun sa vie. Il est temps que je parte.
Je m'installe dans l'Airbus A320. Quels voisins me sera-t-il donné pour les deux heures que va durer le vol ? Lisbonne, la belle escapade, je reviendrai un jour. Pour les fêtes de la Saint-Antoine, sans guide mais avec les livres de Pessoa. Et je descendrai cette fois à l'hôtel Borges, au Chiado, dans la chambre dont la fenêtre domine le cœur du village où il est né. Je n'aime pas les retours. Je suis revenu, une fois. Tout avait alors explosé. J'ai failli mourir, je crois. Deux passagers viennent s'asseoir à côté de moi. Un couple. Mon compte est bon. Entre 70 et 80. Des mains comme des battoirs. Allemands, bien sûr. C'est une conspiration. Une gifle d'une main comme ça, c'est un boulet de Grosse Bertha. Je dis à la dame, gentiment car je ne suis pas un goujat, que je souhaite changer de place car il y a beaucoup de sièges inoccupés, ce sera mieux ainsi, nous serons plus à l'aise. "Vielen Danke, m'a-t-elle dit, für Ihre zarte Aufmerksamkeit." Ok, Ok, tout le plaisir est pour moi. Bien sûr, je n'ai rien contre les Allemands, ni contre personne. J'aime bien tout le monde. Mitterrand et Kohl à Verdun, la main dans la main, c'était cool.
Les traces de la Révolution des Œillets se sont évaporées. Lisbonne multimillénaire, a tour à tour accueilli les Phéniciens, les Grecs, les Juifs, les Arabes, les Hanséatiques et les Orientaux, a lancé ses conquérants sur toutes les mers et établi un vaste empire, a connu la richesse avant de se recroqueviller dans la misère. Survivante d'abominables tremblements de terre, elle s'est successivement drapée dans l'or, le noir et le rouge. Elle a finalement rénové sa Bourse et se veut pleinement aujourd'hui capitale européenne tournée vers l'avenir.
L'avenir, dis-tu ? Oui, le futur, quoi ! J'avais une fois une histoire avec mon frère de dix ans mon ainé pour savoir si je jouerais ou pas dans l'équipe de foot, éventuellement comme remplaçant. Je n'ai jamais joué au foot, je n'ai jamais aimé ça, le foot. Je m'étais mis en colère contre lui : je jouerais complètement où pas du tout, je n'étais pas un numéro de rechange, merde, un deuxième couteau, qu'il aille se faire foutre.
Je me réjouis de voir un restaurant minuscule en retrait dans une cave s'appeler Himalaya. Il ne faut pas désespérer de la nature humaine. Une jeune femme en panne avec sa BMW flambant neuve, gêne la circulation en plein Avenida de la Libertad. Désemparée, elle brandit un câble bretelle de batterie sous le nez des automobilistes. La plupart haussent les épaules. Un taxi s'arrête enfin à sa hauteur, bloquant la circulation derrière eux. Le chauffeur branche le câble sur sa batterie, laissant la jeune femme se débrouiller avec l'autre extrémité. Celle-ci essaye maladroitement de fixer les deux pinces crocodiles aux cosses. Elle s'embrouille, le câble entre les jambes ou par dessus l'épaule, sursaute soudain en faisant jaillir une gerbe d'étincelles. Quelques badauds dont moi rigolent doucement au lieu de lui donner un coup de main. Moi, je ne peux rien faire, je ne suis pas d'ici et je ne connais pas la langue. Les voitures derrière klaxonnent de plus belle. Certains chauffeurs impatients tiennent à exprimer leur impatience, s'approchent, menacent. Le taxi finalement renonce. Il file, libérant les voitures bloquées et laissant en plan la jeune femme, son câble à la main. Elle va bouder un instant au volant de la BMW, martelant de ses poings le volant. La donzelle est habillée classe, tailleur noir, jupe courte, collants donnant à ses jambes une texture de yaourt à la fraise. Finalement, deux vieux messieurs qui regardaient la scène depuis le début s'approchent et rabaissent le capot resté ouvert. Plaçant les mains sur l'arrière de la belle auto, ils signifient ainsi à la demoiselle qu'ils s'offrent à la pousser.
Ultime tournée des bars. Celui de la blonde et des deux brunes qui servent des tequilas frappées. Planche de bois pour ne pas casser le verre, serviette sur l'ouverture obturée par la paume de la main, un coup vif du verre sur la planche. Émulsion. A boire cul sec, encourage la serveuse en se tenant prête à remettre ça.
Vendredi, 12 avril 1996.
Temps brumeux ce matin. Impossible de ne pas commencer par cet endroit, à la proximité du wharf. Loin de la foule et des touristes allemands. Je crois que j'ai rêvé d'eux cette nuit. Il y en avait partout, y compris dans la chambre voisine de la mienne, faisant grand tapage. Dans un palais à colonnes ouvrant sur la mer, ils grouillaient comme une marée de crabes sournois. Prendre encore le ferry. Aller n'importe où. Juste pour être sur l'eau. Rêve de croisières et de grand large. Pourquoi y a-t-il autant de gens à parler tout seul ? Il en est parfois qui conduisent avec force gesticulations d'incompréhensibles harangues comme s'ils s'adressaient à une assemblée d'incrédules. D'autres qui s'emportent contre d'invisibles interlocuteurs. D'autres qui marmonnent inlassablement. D'autres encore qui discutent paisiblement avec leur moi de la pluie et du beau temps. Expression de la saudade ?
Je pourrais rester des heures assis sur un banc, face à la mer. Dans ces instants de paix et de soleil. À simplement regarder les miroitements. Les rides levées par les bateaux. Le balancement de l'eau, parfois doux, parfois nerveux. Les mouettes. Les poissons qui se propulsent hors de l'eau, saluant et pirouettant avant de s'en retourner à leurs affaires aquatiques. Il fait si bon. Applaudissements des vaguelettes contre la jetée. Jacassements des chalutiers. Cancans des oiseaux. Deux Allemandes passent devant moi ? Bourgeoises sur le retour, bronzées, tartinées et repues. Rien à dire contre ça. Chacun sa vie. Il est temps que je parte.
Je m'installe dans l'Airbus A320. Quels voisins me sera-t-il donné pour les deux heures que va durer le vol ? Lisbonne, la belle escapade, je reviendrai un jour. Pour les fêtes de la Saint-Antoine, sans guide mais avec les livres de Pessoa. Et je descendrai cette fois à l'hôtel Borges, au Chiado, dans la chambre dont la fenêtre domine le cœur du village où il est né. Je n'aime pas les retours. Je suis revenu, une fois. Tout avait alors explosé. J'ai failli mourir, je crois. Deux passagers viennent s'asseoir à côté de moi. Un couple. Mon compte est bon. Entre 70 et 80. Des mains comme des battoirs. Allemands, bien sûr. C'est une conspiration. Une gifle d'une main comme ça, c'est un boulet de Grosse Bertha. Je dis à la dame, gentiment car je ne suis pas un goujat, que je souhaite changer de place car il y a beaucoup de sièges inoccupés, ce sera mieux ainsi, nous serons plus à l'aise. "Vielen Danke, m'a-t-elle dit, für Ihre zarte Aufmerksamkeit." Ok, Ok, tout le plaisir est pour moi. Bien sûr, je n'ai rien contre les Allemands, ni contre personne. J'aime bien tout le monde. Mitterrand et Kohl à Verdun, la main dans la main, c'était cool.
Les traces de la Révolution des Œillets se sont évaporées. Lisbonne multimillénaire, a tour à tour accueilli les Phéniciens, les Grecs, les Juifs, les Arabes, les Hanséatiques et les Orientaux, a lancé ses conquérants sur toutes les mers et établi un vaste empire, a connu la richesse avant de se recroqueviller dans la misère. Survivante d'abominables tremblements de terre, elle s'est successivement drapée dans l'or, le noir et le rouge. Elle a finalement rénové sa Bourse et se veut pleinement aujourd'hui capitale européenne tournée vers l'avenir.
L'avenir, dis-tu ? Oui, le futur, quoi ! J'avais une fois une histoire avec mon frère de dix ans mon ainé pour savoir si je jouerais ou pas dans l'équipe de foot, éventuellement comme remplaçant. Je n'ai jamais joué au foot, je n'ai jamais aimé ça, le foot. Je m'étais mis en colère contre lui : je jouerais complètement où pas du tout, je n'étais pas un numéro de rechange, merde, un deuxième couteau, qu'il aille se faire foutre.
![]() |
| Linge à Trafaria. |
















































